• Octobre rose

    Dans le cadre d'Octobre Rose, je vous partage cette semaine la troisième partie de Dessine-moi un sourire. 

     

    Partie 3 : Le marchandage

    Debout, devant les marches de l’église, je reste immobile depuis plusieurs minutes sur le trottoir. Le ciment ressemble à du sable mouvant. En réalité, c’est mon cerveau qui refuse de commander à mes jambes d’avancer. Parce qu’au fond, je n’ai rien à faire ici. Quelle idée pour une athée de se rendre dans la maison de Dieu !

    Pourtant, il n’y a qu’ici que j’ai une chance de me faire entendre, d’obtenir un retour en arrière.

    Un coup dans l’épaule fait dévier mon regard. Mon corps et mes pieds bougent sous l’impulsion alors que la capuche de mon gilet glisse sur mon crâne dépourvu de cheveux.

     

    — Désolée, murmure une adolescente en levant les yeux de son téléphone portable.

     

    Son regard tombe sur le signe révélateur de la maladie, celle qui a rongé mon corps durant des mois. Sa bouche forme un « o », et une nouvelle lueur fait son apparition dans ses prunelles claires. Elle voit, elle sait. Je ne suis plus une femme ordinaire qu’elle a bousculée par inadvertance, je suis une cancéreuse, une presque déjà morte, une « sans cheveux ».

     

    Fuir.  

    Je dois fuir.  

     

    En courant, je grimpe les marches et entre dans l’église. Ce regard. Je ne le supporte pas. Tout ceux qui croisent ma route ont désormais le même. La pitié s’y lit facilement comme la tristesse dans les yeux de ma famille, de mes amis, et finalement de tous les autres. Essoufflée, je m’arrête sur le seuil, percutée par la beauté et la sérénité des lieux. Des rayons de soleil traversent les vitraux et des dessins colorés s’animent sur les pavés inégaux. Je m’avance vers le banc en bois le plus proche et m’assois dessus en tentant de faire le moins de bruit possible. L’église semble vide, mais je sais qu’au moins une personne doit traîner dans le coin. Je veux rester seule, me faire la plus discrète possible.

     

    Au bout de l’allée, une statue représentant Jésus crucifié, le visage penché vers l’avant, surplombe une estrade et donne l’impression de veiller sur les lieux.

     

    Je garde les yeux rivés dessus alors que mes pensées dérivent vers les raisons de ma venue.

    Je n’ai jamais cru en Dieu. J’ai été élevée dans l’idée que notre destin, notre futur n’était pas écrit par une entité supérieure, mais par nos actes et nos choix. La maladie a remis en question mes certitudes. Pourquoi est-ce que le cancer a meurtri mon corps, a touché ma féminité ? Qu’ai-je pu faire pour mériter ça ? En quoi mes actes et mes choix ont-ils mené à ce résultat ?

    Alors, peut-être qu’après tout, il y a quelqu’un qui tire les ficelles ? Qui joue avec ma carcasse comme avec un pantin désarticulé ?

     

    Depuis des mois cette question me hante et aujourd’hui je me tourne vers Lui pour lui adresser une prière silencieuse.

     

    Si c’est le cas, je le supplie de revenir en arrière. Du plus profond de mon coeur brisé, je le supplie d’effacer ces derniers jours. Vivre ne fera que repousser l’échéance et apporter plus de souffrances aux gens que j’aime.

     

    Solal pourra refaire sa vie. Amaya ne se souviendra presque pas de moi. Que ce passera-t-il si la faucheuse m’emporte dans un an, deux ans, trois ans ? La peine sera encore plus difficile à effacer. Les morceaux de leur coeur seront encore plus difficile à recoller.

    Aujourd’hui, nous avons chacun accepté mon départ. Je leur ai fait mes adieux dans chacun de mes baisers, dans chacune de mes caresses. J’ai dit au revoir à la vie, avec regret. J’aurais aimé qu’elle dure plus longtemps, mais ne trouve-t’on pas toujours le temps qui nous est accordé trop court ?

     

    Maladroitement, je joins les mains et ferme les yeux. J’imagine que c’est ce qui faut faire pour être entendue depuis le Ciel.

     

    — Je vous en prie, revenez sur votre décision. Laissez-moi partir aujourd’hui plutôt que demain. Je suis prête, je ne dirais pas que je n’ai plus peur, mais je suis prête. Mes proches le sont aussi. Tout est en ordre ici. J’accepte de mourir pour leur éviter de souffrir plus et leur permettre de revivre sans moi après. De m’oublier, de continuer sans moi, d’avancer coûte que coûte. De ne plus s’inquiéter, de ne plus me voir me tordre de douleur, pleurer la perte de mes seins, me rouler en boule au fond de mon lit. Vomir, hurler, pleurer.

     

    Je déglutis, ouvre les yeux, laisse les larmes rouler le long de mes joues.

     

    — Ils ont assez souffert, pour que cela s’arrête maintenant, pour les épargner désormais. J’accepte de mourir pour qu’ils vivent vraiment. 

     

    Octobre rose


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